Mélodie Drissia Tabita

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Avec le frère de mon père mort

Notes de montage

Plan de l'article
  • Le voyage inverse
  • Caméra-véhicule
  • Caméra-miroir
  • La langue du père
  • La fente-tombe
  • Filmer pour voir

Faire un film documentaire a partie liée avec ce que l’on porte en soi. 

Longtemps, je me suis dit qu'un jour, je ferais le voyage inverse de celui de mon père. Je retournerai là d'où il est parti pour voir et faire un film.

En 2010, je suis partie seule avec ma petite caméra et j'ai rejoins le frère de mon père au Maroc, à Fès. Ensemble nous sommes partis dans le Rif retrouver la terre natale paternel, là où mon père est né, là où son père est mort.

En 2012,  j'ai réalisé un premier montage à partir des images issu de ce tournage de 5 jours.

Cette version de travail s'appelle  Le voyage inverse. 

En 2016, j'ai repris le montage avec le soutien du Lab'AF - Laboratoire d'anthropologie filmée et j'ai finalisé ce film documentaire que j'ai appelé, Avec le frère de mon père mort.

Cette même année, il est sélectionné en compétition à la 10ème édition des Rencontres Internationnales Sciences et Cinémas - RISC, à Marseille. En 2017, j'accompagne mon film au Bénin, suite à sa seletion au Festival International du Cinéma Numérique de Cotonou. 

Le voyage inverse

Nous sommes partis un matin avec un petit sac. Nous avons dit au revoir à la famille et aux voisins et nous sommes montés dans le train pour Taza. Là, nous avons pris un taxi pour rejoindre le village de la famille de mon père mort. Je ne comprenais pas ce qui se disait et je devais interrompre El Ayachi pour qu’il me traduise les échanges avec ma grand-tante, avec le vieil ami de mon grand-père, le cousin, le voisin, l’enfant qui me parlait. J’étais sur la terre de mon père comme une étrangère, sans comprendre ce qui pouvait se dire. Mais j’ai emmené mon oncle là où il ne serait jamais retourné, là, dans les ruines de leur hameau natal. Ce lieu porte en lui les origines d’une première tragédie : mon père et  El Ayachi ont perdu leur propre père ici, empoisonné.

Lui et moi, nous avons retrouvé ensemble, par ce chemin partagé, la terre de nos pères morts.  

Mais on ne tombe jamais sur le vrai, me dit El Ayachi.

Et c'est vrai, il n’y aura pas de réponse, ou plutôt la réponse a été de faire un film, de fabriquer des images là où il n’y a pas pu avoir de mots. 

Les accidents et les tragédies familiales s’imposent à soi comme une loi tyrannique sous l’emprise de laquelle il faut continuer de vivre sans la remettre en question. L’accident fait totalité et se calcifie en dedans de soi comme un bloc. Et pourtant, il existe bien en dehors de soi et il est le produit même d’une conjoncture, d’une conjonction, d’une synchronicité(1) négative qui a fait que là, en cet instant les conditions ont été réunies pour que se produisent l’irrévocable et l’irréparable(2). Mais on ne cherche pas le sens que contient l’ordinaire d’une tragédie familiale. On la renvoie à la question du privé, de l’entre soi, de l’intime. Ce qui m’a hanté et contraint à chercher le sens de ces tragédies c’est quelles sont bien inscrites dans un temps et une époque donnée et que les conditions nécessaires à leurs réalisations sont concomitantes d’une époque ; nous sommes tous les enfants d’un siècle et l’histoire de nos existences s’inscrit dans une histoire collective, un monde hors de soi(3).

Caméra-véhicule

Je ne porte pas ma caméra, c'est elle qui contient mon corps et je la conduit.

La caméra a été le véhicule qui a permis de se rendre dans la zone (4) : à l’endroit d’une perte. La caméra-véhicule est alors devenue la condition à ces images en supportant et contenant le corps qui filme. Une lanterne pour circuler dans des mondes sans re-père et sans parole. Ça a agi comme un tiers venant mettre en tension le désir du réel et le réel lui-même. Un double de soi, un Avec - accompagnateur intérieur(5) qui permettait de réaliser l’être-là et de donner corps à ce qui s’éprouvait par la production d'une matière visuelle et sonore, par la fabrique d'images et de sons. Du collage de ces images a émergé un récit, celui d’un voyage inverse pour  rendre compte de ce qui faisait face.

 

Caméra-miroir 

Absence, double et images de soi.

Je rentre chez les gens et je les filme. Je vois, je perçois mais ne comprends rien à ce qui se dit. 

Sans le miroir de la parole, le monde qui me fait face est tout autre et il me met hors de moi.  Pour échapper à cet hors de soi, cette déréalisation du monde hors de soi, je filme. Et c'est en filmant que je réalise que ces images des autres que je filme sont mes images, des images de moi-même.

 

Dehors-dedans

Je suis :               

          

 

  

la fille de mon père + l’étrangère  =

 

la vidéaste-documentariste

Je suis la fille de mon père mais je ne parle pas sa langue maternelle et cela fait de moi une étrangère (9)dans sa famille, son pays .

Cette épreuve en soi-même produit un état liminaire où trouver sa place dans une situation ordinaire ne va plus de soi. Se joue alors, des sortes d'aller-retour où le soi n'est ni tout à fait dehors - autrement dit pas dans encore dans le hors de soi, ni tout à fait dedans -  c'est à dire que l'image de soi souffre d'instabilité. La résolution de ce conflit intérieur va tendre à se résoudre par la construction d’une identité autre : celle de la vidéaste-documentariste.

En filmant , je mets alors en travail ce rapport d’altérité avec moi-même, et je me refigure en tant que l’on peut être soi-même comme un autre(10). Puis, par la mise en récit de ce qui se joue vient se reconstruire un récit en propre, singulier qui me permet de déconstruire le sentiment d'altérité vécu comme un clivage pour en faire l'espace potentiel(11) de la réalisation de soi.

 

La langue du père 

Je dis à El Ayachi :

- Oui mais l’arabe on ne me l’a pas donné !

 Deuil de la langue du père 

 - Là bas, j'ai éprouvé une violence terrible, quand on ne comprend rien, que l'on ne peut rien dire. Il n'y a rien d'autre qu'un cri qui peut sortir de soi pour sentir que l'on est bien là. Et ce cri fait-il de soi un petit enfant, un animal ? Ce cri, ça désigne l’écho produit par la condition de ne pouvoir ni comprendre ni dire dans la langue du père. Ce cri fait de soi une chose. Et ce cri qui résonne en soi, c’est l’écho d’une perte et le face à face avec soi dans un miroir sans reflet.

 

 - Je me sens de plus en plus mal à voir ces images. Ces images de moi. Je ne vois pas les gens autour de moi. Sans comprendre, je ne vois rien.  Sans parole, on ne voit personne, ni soi-même. Sans papa-rôle, sans parole pas de lien.

 

  - La langue c’est un territoire et c’est une maison : un bien qui nous est transmis…ou pas. Parfois quand on doit quitter son ici pour un ailleurs, parce que la route sera longue et que l’on ne pourra pas tout emporter, il y a des choses que l’on doit abandonner. Mon père a abandonné sa langue. C’est pour ça sans doute qu’il ne me l’a pas donnée, ou de ne pas m’avoir donné sa langue c’est comme de l’avoir abandonnée.

 

- Il y a bien le deuil d’une langue à faire parce qu’il y a une perte bien réelle et il ne s’agit pas tant de l’arabe que de la langue du père.

La fente-tombe 

El Ayachi me dit, « Voici la tombe de mon père ». 

Cette fente, c'est le re-père de la tombe de mon grand-père.

- Ce que j’ai vécu avec la mort accidentelle de mon père, mon oncle paternel El Ayashi l’a vécu également avec la mort de son propre père… le père de mon père. Non seulement nous avons en partage la mort de Momo - Mohamed Tabita, le père-frère, mais nous avons aussi en miroir la perte de nos pères respectifs, Mohamed Tabita ibn Mohamed Tabta, et c’est Avec cela que nous avons pu faire ce voyage à Taza vers le grand-père-frère.

 

- Le film a à voir avec l’impossibilité de faire le deuil. Bataille(6) met en évidence un lien entre la naissance du travail et celui de la sépulture(7), autrement dit le travail du deuil. Peut-on faire ce travail quand il n’y a pas de sépulture. La tombe de mon grand père n’est pas un lieu, ou plutôt elle est située à l’endroit d’un non-lieu(8). Et quand l’endroit de la tombe est un non-lieu, il y a un vide. Ce non-lieu, qu’est la tombe de mon grand-père, a dissipé non seulement son corps, mais aussi son corps symbolique – la parole.

 Filmer pour voir :

 

Ayashi me demande :

- Tu veux arriver à quoi Mélodie ?

 

Je lui répond :

- Peut-être savoir... Voir en fait.

Filmer pour voir, pour se voir et percevoir.

 

Filmer, c'est vouloir retenir quelque chose du monde et des autres.

 

Filmer comme une expérience mémorielle ou un moyen de mettre la mémoire en action.

 

Filmer, c'est enregistrer les mouvements du corps.

L'alliance :

 

Je demande à El Ayachi :

 

- Elle vient d'où ta bague ?

 

Il me répond  :

 

- C'est à ton papa. Il l'a acheté en France. 

Il l'a donné à ma mère et elle, elle me l'a donné. C'est de l'argent pur. 

J'te la donne !

Bibliographie et notes de bas de page :

 

(1)  Notion de C.G. Jung. Le mot synchronicité vient du grec sun « avec » et khronos « temps ». Cf. Carl Gustav Jung, Synchronicité et Paracelsica, Paris, Albin Michel, [1988] 2002, 352p.

(2) Vladimir Jankelevitch, La mort, Paris, Flammarion, 1977, p331.

(3) Valérie Gérard, L’Expérience morale hors de soi, Paris, Puf, coll. Pratiques théoriques, 2011, 204p.

(4) Stalker, film de Andreï Tarkovski, 1979. La zone dans le film Stalker, est un lieu dont personne ne connaît la nature.

(5) Peter Sloterdijk, Bulles, «Sphères I», Paris, Fayard, Hachette Littératures, coll. Pluriel, 2002, p391.

(6)  Georges Bataille, L'érotisme, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. Arguments, [1957] 2007, p46. 

(7)  Sépulture : au sens où il désigne un lieu, en l’occurence  - le lieu où l’on inhume un mort. Définition, Petit Larousse illustré, 1989.

(8)  Marc Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, coll. La Librairie du XXéme siècle, 1992, 150p.

(9) Étranger du latin extraneus : hors de, du dehors, extérieur.

(10) Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, coll. Essais, [1990] 1996, 425p.

(11) Donald W.Winnicott, Jeu et réalité. L'espace potentiel, Paris, NRF Gallimard, coll. Connaissance de l'Inconscient, [1975], 2000, 212p.

Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire, La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte / Poche, [2006] 2016, 315p.

Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, [2000] 2013, p223.

Aminata Dramane Traoré, Le Viol de l’imaginaire, Fayard, 2002, 216p.

Arjun Appadurai, Après le colonialisme, Les conséquences culturelles de la globalisation, Petite Bibliothèque Payot, coll. Essais, Fayard, [2005] 2015, 331p.

Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard,‎ [1982]2008, 244p.

Pour poursuivre, textes en relation :

 

Le veilleur de nuit, celui qui reste.

 

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